vendredi 14 mai 2010

Clair de femmes





Christine Muller s’attache à faire revivre vingt femmes d’exception et d’autrefois dont la vie était un acte de foi dans l’accomplissement d’une vocation.

Ce 19 juillet 1852, Mélanie a seize ans et a choisi, avec ses cousines Elisabeth et Marie, un tissu de mousseline rose et blanche pour rehausser son « teint de camélia ». L’événement est d’importance : le « beau monde » est convié à l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg. « Le prince-président Louis Napoléon arriverait avec le train de la nouvelle ligne, ainsi que son épouse Eugénie et sa cohorte de dames élégantes »… Il s’agit bien sûr de Mélanie Renouard de Bussière (1836-1914), fille d’Alfred, le propriétaire de l’usine de métallurgie de Graffenstaden, directeur de la Monnaie de Strasbourg – et créateur éclairé d’une « caisse d’assistance pour les veuves, les femmes et les enfants malades, une innovation sociale inconnue hors d’Alsace ». Au grand bal donné au théâtre municipal de Strasbourg, Louis Napoléon (1808-1873) chausse discrètement son monocle pour « admirer la fée aérienne enrobée dans un nuage de mousseline »… Le 30 juin 1857, Mélanie épouse le banquier Edmond de Pourtalès (1828- 1895) - « il est beau, riche et cultivé » - et « de très vieille noblesse huguenote ». « Les Pourtalès possèdent au 7 de la rue Tronchet à Paris un fastueux hôtel particulier de facture Renaissance » et sont invités aux Tuileries. « Elle a la perfection d’un Greuze ! » s’exclame l’impératrice Eugénie (1826-1920) en voyant Mélanie. Mme de Pourtalès ne se laisse pas griser par la fête impériale et aime d’amitié la princesse Sophie de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche. Après la défaite de 1870, elle porte le double deuil de la France et de l’Alsace. Elle transforme son château de la Robertsau en haut lieu de résistance culturelle au Reich (avec les créateurs notamment du Cercle de Saint-Léonard réunis autour de Charles Spindler et d’Anselme Laugel)  et « enfonce le clou de la résistance » en se faisant portraiturer en costume d’Alsacienne. Elle s’éteint peu avant la Grande Guerre, « sans avoir eu le bonheur de revoir sa chère petite province sous les couleurs du drapeau tricolore ».

Prendre soin de l’humain

Avec le bonheur narratif et l’humour qui lui sont coutumiers, Christine Muller croque les destinées de vingt femmes d’exception qui ont su s’affranchir des contraintes et des préjugés de leur époque pour accomplir, envers et contre tout, un talent ou une vocation. D’Odile de Hohenbourg (vers 660-720), qui ouvre aux femmes la voie du pouvoir spirituel dans la chrétienté à la volcanologue Katia Krafft (1942-1991), leur vie garde toute sa force d’exemplarité et demeure source d’inspiration.
Toutes n’ont pas eu les honneurs d’une vie dorée sur tranche comme Mélanie de Pourtalès ou la baronne Henriette Louise d’Oberkirch (1754-1803), la mémorialiste de l’Alsace des Lumières qui « ne voit aucune barrière entre la patrie de Molière et le Vaterland de Goethe ». L’humble existence de Marie Hart (1856-1924), « la conteuse de l’âme alsacienne », épouse toutes les contradictions de l’histoire tourmentée de sa chère province : née à Bouxwiller, elle épouse en 1882 un Allemand neurasthénique– et doit quitter l’Alsace après la Grande Guerre pour mourir en exil, loin des siens, à Bad-Liebenzell, en Forêt-Noire. 
Adélaïde Hautval (1906-1988) et « la doctoresse volante » Anne Spoerry (1918-1999) ont choisi de prendre soin de leur prochain. D’autres, comme Marie Jaëll (1846-1925), Dorette Muller (1894-1975) ou Marcelle Kahn (1895-1981) ont fait fructifier un talent affirmé de bonne heure. Louise Weiss (1893-1983), « la Grand-Mère de l’Europe », avait à vingt-cinq ans décidé de « faire la guerre à la guerre ». Si elle avait « l’étoffe d’un chef d’Etat », la fondatrice de L’Europe nouvelle et de La Femme nouvelle ne vécut qu’au soir de sa vie (à quatre-vingt six ans) le miraculeux accomplissement d’un rêve de jeunesse, en devenant député du premier parlement européen élu au suffrage universel – et sa doyenne d’un jour…
L’Alsace compte même son étoile à Hollywood : née à Thann, Jeanne Helbling (1903-1985) débute dès ses dix-sept ans au cinématographe Lumière avec Charles Boyer pour partenaire avant de vivre son rêve américain dans l’usine à rêves, sous la férule de la Warner, de la Fox et de la Paramount.

Femmes de foi

En 1162, la créatrice du Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg (vers 1125-1196), succède (quatre siècles plus tard…) à Odile, qui n’est pas encore considérée comme « la patronne de l’Alsace », à la tête de la communauté de Hohenbourg … Eminente latiniste, elle œuvre à l’édification morale et spirituelle de ses contemporains en innovant : « …plutôt que de séparer le texte de l’image, elle réunit l’un et l’autre sur la même page, un peu à la manière d’une bande dessinée (…) Bien avant tout le monde, Herrade a compris l’influence prépondérante de l’image en tant qu’outil de mémorisation »… .
Elisabeth Eppinger (1814-1867), « l’extatique de Niederbronn », découvre à sept ans la vie de sainte Thérèse d’Avila et scelle sa vocation au pied du crucifix : « Elle veut s’engager à servir et Dieu et les hommes ». Malade et alitée, elle fonde en 1849 la communauté des Sœurs du Très Saint Sauveur de Niederbronn qui nourrit et soigne les indigents.
Femmes de feu et de foi, bienheureuses ou familières du gotha, chacune d’entre elles éclaire un pan de l’histoire de l’Alsace qui les a vues naître. A sa façon, Christine Muller signe un Clair de femmes qui tient en haleine et apporte une contribution enthousiaste à la connaissance de la place spirituelle et sociale de la femme au fil de douze siècles d’histoire rhénane.

Charles Nordmann

Christine Muller, Femmes d’Alsace, éditions Place Stanislas, 288 p., 19 €

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