vendredi 14 mai 2010

L’esprit du père



En 2002, Dominique Gibert lance sa maison d’édition, Diateino,  en publiant La technique du succès de son père André Muller (1923-1996).

Son père André Muller, juriste fiscaliste bien connu sur la place de Strasbourg, était un grand lecteur et puisait pour elle des trésors dans sa bibliothèque extraordinaire. Ainsi, Dominique Gibert a lu La Comédie humaine de Balzac sans oublier  Zola, Proust, Hugo ou les poésies de Rimbaud.
« Quand j’étais petite, Maman me racontait des histoires. Je rêvais d’être écrivain et je tenais un journal, comme beaucoup d’enfants. Mon père était éditeur. Il m’a fallu quelques dizaines d’années pour que je découvre que c’est ce métier-là que je voulais faire. »
André Muller avait créé en 1947 la Documentation organique, une florissante entreprise d’édition juridique et fiscale pour les experts-comptables.
Juriste de formation, Dominique Gibert est d’abord chargée de mission par la faculté de droit auprès de la Commission de l’Union européenne pour le lancement de la base de données de droit communautaire CELEX. Pour prolonger l’esprit de son père, elle se forme à l’édition à Stanford et lance à Paris les éditions « Diateino », sur une suggestion de l’helléniste Elisabeth Butin : « Je recherchais un nom de société qui exprime bien ce que je souhaitais faire : éditer des livres positifs permettant d’aider nos lecteurs à s’accomplir dans leur vie personnelle et professionnelle : Diateino vient du grec et signifie « bander son arc » et par extension « tendre vers un but ». Il se trouve que la première et la dernière lettre de Diateino (D.O.) correspondent au nom de la société créée par mon père.  J’ai créé ma propre maison d’édition pour publier La technique du succès, un manuel pratique qu’il avait diffusé sous forme de cours par correspondance dans les années 60, bien avant l’éclosion des premiers livres de développement personnel en France. Il y divulguait les méthodes de travail et les techniques de motivation qui lui avaient réussi.  Ce livre connaît toujours un succès extraordinaire et il est présenté en coup de cœur dans les grandes Fnac, depuis sa parution en 2002. »
Le livre fait son chemin : deux coéditions avec le Grand livre du mois, une version poche (Pocket) ainsi que des traductions en Chine et en Inde : « J’espère arriver à convaincre les éditeurs américains, malgré leur réticence à traduire des auteurs français. Je reçois des témoignages formidables de lecteurs à qui ce livre a redonné de l’énergie dans des périodes difficiles ».

Editer, une histoire d’amitié

Après La technique du succès, Dominique Gibert publie ses coups de cœur : « Ma grande chance est d’avoir une totale liberté et de ne publier que les auteurs que j’aime. Tous mes auteurs sont devenus mes amis. Je travaille aussi avec Marylène Delbourg-Delphis, une femme exceptionnelle, normalienne, chef d’entreprise qui a traduit notamment les livres de Guy Kawasaki sur la création d’entreprise (L’Art de se lancer, La réalité de l’entrepreneuriat). Comme elle le dit : « Chef d’entreprise et conseiller du commerce extérieur le jour, traductrice pour Diateino la nuit »... Ma recréation, ce sont des livres clin d’œil pour les femmes, dont Grand-mère déjà, adapté par la journaliste Laurence Cochet, qui sera bientôt publié chez Pocket. Je suis aussi sous le charme des illustrateurs avec qui je travaille : Clémence Gandillot, Claire Maoui, Pouch… »
Diateino, c’est avant tout une équipe de femmes : « Mon amie Claire Gautier qui m’épaule, est comme moi, une européenne convaincue. Claire est directrice de collection et a lancé le livre A nous l’Europe en coédition avec le Mouvement européen, pour les jeunes de 16 à 26 ans, ainsi qu’Orientation, Aidons les jeunes à construire leur avenir. Notre grand bonheur, c’est la transmission de notre passion aux jeunes. »
Deux jeunes éditrices, Coraline Henry et Aurélie Le Guyader, poursuivent leurs études à l’IUT métiers du livre de Saint Cloud tout en faisant des « périodes » à Diateino. « Il est très gratifiant de transmettre et d’être passeur de textes comme le sont tous les éditeurs, mais aussi passeur de relais ».
Ainsi se font les livres à travers les femmes, jusqu’au silence qui porte les hommes et se relit dans le monde.

M.L.

Le rêve breton de Jack Kerouac





Voilà une décennie, la généalogiste Patricia Dagier et le journaliste Hervé Quéméner révélaient (1) les racines bretonnes de l’écrivain culte de la beat génération qui a « ébranlé la société américaine dans ses certitudes » : Jack Kerouac (1922-1969). C’est dans la moiteur d’un été 1939 à New York que les anges et les démons de sa vie s’installent à demeure : alcool, drogue, errance, jazz, littérature, prostituées et sport. Kerouac a dix-sept ans. Il lui en reste à peine trente pour poursuivre sa mauvaise étoile dans les deux mondes  – alors que l’Amérique roule à tombeau ouvert vers une surconsommation qu’il se consumera à fuir. « J’ai un désir subconscient d’échouer, une sorte de vœu de mort » écrivait l’auteur de Sur la route (1957). Avec son ami Gary Snyder, il invente « ce qui sera quelques années plus tard le mode de vie des hippies : un couchage dans le sac à dos, quelques maigres provisions, la toilette dans les torrents, la nudité en groupe et l’errance d’un lieu à un autre en toute liberté ». Dans les derniers mois de sa vie, Kerouac mobilise famille et amis pour retrouver la trace de son supposé ancêtre breton, Urbain-François Le Bihan de Kervoac, un « maître en matière de camouflage » dont les enfants ne sont jamais arrivés à faire valoir leurs droits sur l’héritage…Le rendez-vous de Kerouac avec la Bretagne ne sera pas tenu – pas davantage qu’avec sa propre famille : sa fille, Janet Michelle (1952-1997) jamais reconnue, ne touchera rien de sa fabuleuse part d’héritage sur l’auteur de ses jours dont l’âme aura surtout exulté dans le dénuement. Une enquête minutieuse bien menée, tant dans les archives françaises et canadiennes qu’entre les lignes de vie de Kerouac, qui achève magistralement le rêve breton inachevé de l’écrivain perdu.
Patricia Dagier et Hervé Quéméner, Jack Kerouac, Breton d’Amérique, éditions Le Télégramme, 206 p., 18 €

Jack Kerouac, au bout de la route…la Bretagne (An Here, 1999)

Chants de la tombée du jour d’un roi-philosophe …

Le roi-philosophe Nezahualcoyotl (1402-1472) a été tout à la fois un législateur et un bâtisseur de génie, un redoutable chef de guerre et un poète, contemporain de François Villon (1431-1463). Les éditions Arfuyen rééditent les chants du souverain chichimèque de l’Etat-cité de Texcoco (alors réputée sous son règne pour ses « maisons de poésie ») qui réalisa le rêve de Platon (427-347 avant J.C.) – « qu’un philosophe fût roi ». Ces « poèmes de plaintes et de désolation », traduits du nahuatl et présentés par Pascal Coumes et Jean-Claude Caër, ont été transmis par tradition orale et retranscrits après la première « mondialisation » par les conquistadors. « Ils expriment la tristesse de tout un peuple, d’une civilisation splendide à son apogée qui se sent condamnée à disparaître » rappelle Jean-Claude Caër qui suggère un parallèle avec les Psaumes du roi David :

Où irons-nous ?
Où la mort n’a-t-elle pas son empire ?
Mais faut-il vivre dans les pleurs
Parce qu’elle existe ?
Que ton âme soit dure :
Nul ici ne vivra pour toujours !
Même les princes finiront par mourir :
C’est ce qui consume mon cœur.
Que ton âme soit dure :
Nul ici ne vivra pour toujours !

En 1431 (l’année de la naissance de François Villon), suite à ses victoires militaires, le chef de guerre Nezahualcoyotl est sacré seigneur de Texcoco, entame un règne de quarante ans et instaure un modèle de gouvernement pour les peuples du Haut-Plateau – « Texcoco pouvait se glorifier d’être l’Athènes du monde occidental » écrivait l’historien Prescott. 
Aujourd’hui, par la grâce d’un livre advenu en son heure, « le plus grand nom de la poésie précolombienne » fait chanter dans l’assèchement de notre hypermodernité en proie à une terrifiante surenchère cette détresse ontologique de l’âme indienne – et, nous parlant d’une civilisation à jamais consumée, jette par brassées sa lumière sur les bruits du jour qui se retire.
Nezahualcoyotl, Sur cette terre, à nous prêtée…, Arfuyen, 120 p., 14 €

Clair de femmes





Christine Muller s’attache à faire revivre vingt femmes d’exception et d’autrefois dont la vie était un acte de foi dans l’accomplissement d’une vocation.

Ce 19 juillet 1852, Mélanie a seize ans et a choisi, avec ses cousines Elisabeth et Marie, un tissu de mousseline rose et blanche pour rehausser son « teint de camélia ». L’événement est d’importance : le « beau monde » est convié à l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg. « Le prince-président Louis Napoléon arriverait avec le train de la nouvelle ligne, ainsi que son épouse Eugénie et sa cohorte de dames élégantes »… Il s’agit bien sûr de Mélanie Renouard de Bussière (1836-1914), fille d’Alfred, le propriétaire de l’usine de métallurgie de Graffenstaden, directeur de la Monnaie de Strasbourg – et créateur éclairé d’une « caisse d’assistance pour les veuves, les femmes et les enfants malades, une innovation sociale inconnue hors d’Alsace ». Au grand bal donné au théâtre municipal de Strasbourg, Louis Napoléon (1808-1873) chausse discrètement son monocle pour « admirer la fée aérienne enrobée dans un nuage de mousseline »… Le 30 juin 1857, Mélanie épouse le banquier Edmond de Pourtalès (1828- 1895) - « il est beau, riche et cultivé » - et « de très vieille noblesse huguenote ». « Les Pourtalès possèdent au 7 de la rue Tronchet à Paris un fastueux hôtel particulier de facture Renaissance » et sont invités aux Tuileries. « Elle a la perfection d’un Greuze ! » s’exclame l’impératrice Eugénie (1826-1920) en voyant Mélanie. Mme de Pourtalès ne se laisse pas griser par la fête impériale et aime d’amitié la princesse Sophie de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche. Après la défaite de 1870, elle porte le double deuil de la France et de l’Alsace. Elle transforme son château de la Robertsau en haut lieu de résistance culturelle au Reich (avec les créateurs notamment du Cercle de Saint-Léonard réunis autour de Charles Spindler et d’Anselme Laugel)  et « enfonce le clou de la résistance » en se faisant portraiturer en costume d’Alsacienne. Elle s’éteint peu avant la Grande Guerre, « sans avoir eu le bonheur de revoir sa chère petite province sous les couleurs du drapeau tricolore ».

Prendre soin de l’humain

Avec le bonheur narratif et l’humour qui lui sont coutumiers, Christine Muller croque les destinées de vingt femmes d’exception qui ont su s’affranchir des contraintes et des préjugés de leur époque pour accomplir, envers et contre tout, un talent ou une vocation. D’Odile de Hohenbourg (vers 660-720), qui ouvre aux femmes la voie du pouvoir spirituel dans la chrétienté à la volcanologue Katia Krafft (1942-1991), leur vie garde toute sa force d’exemplarité et demeure source d’inspiration.
Toutes n’ont pas eu les honneurs d’une vie dorée sur tranche comme Mélanie de Pourtalès ou la baronne Henriette Louise d’Oberkirch (1754-1803), la mémorialiste de l’Alsace des Lumières qui « ne voit aucune barrière entre la patrie de Molière et le Vaterland de Goethe ». L’humble existence de Marie Hart (1856-1924), « la conteuse de l’âme alsacienne », épouse toutes les contradictions de l’histoire tourmentée de sa chère province : née à Bouxwiller, elle épouse en 1882 un Allemand neurasthénique– et doit quitter l’Alsace après la Grande Guerre pour mourir en exil, loin des siens, à Bad-Liebenzell, en Forêt-Noire. 
Adélaïde Hautval (1906-1988) et « la doctoresse volante » Anne Spoerry (1918-1999) ont choisi de prendre soin de leur prochain. D’autres, comme Marie Jaëll (1846-1925), Dorette Muller (1894-1975) ou Marcelle Kahn (1895-1981) ont fait fructifier un talent affirmé de bonne heure. Louise Weiss (1893-1983), « la Grand-Mère de l’Europe », avait à vingt-cinq ans décidé de « faire la guerre à la guerre ». Si elle avait « l’étoffe d’un chef d’Etat », la fondatrice de L’Europe nouvelle et de La Femme nouvelle ne vécut qu’au soir de sa vie (à quatre-vingt six ans) le miraculeux accomplissement d’un rêve de jeunesse, en devenant député du premier parlement européen élu au suffrage universel – et sa doyenne d’un jour…
L’Alsace compte même son étoile à Hollywood : née à Thann, Jeanne Helbling (1903-1985) débute dès ses dix-sept ans au cinématographe Lumière avec Charles Boyer pour partenaire avant de vivre son rêve américain dans l’usine à rêves, sous la férule de la Warner, de la Fox et de la Paramount.

Femmes de foi

En 1162, la créatrice du Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg (vers 1125-1196), succède (quatre siècles plus tard…) à Odile, qui n’est pas encore considérée comme « la patronne de l’Alsace », à la tête de la communauté de Hohenbourg … Eminente latiniste, elle œuvre à l’édification morale et spirituelle de ses contemporains en innovant : « …plutôt que de séparer le texte de l’image, elle réunit l’un et l’autre sur la même page, un peu à la manière d’une bande dessinée (…) Bien avant tout le monde, Herrade a compris l’influence prépondérante de l’image en tant qu’outil de mémorisation »… .
Elisabeth Eppinger (1814-1867), « l’extatique de Niederbronn », découvre à sept ans la vie de sainte Thérèse d’Avila et scelle sa vocation au pied du crucifix : « Elle veut s’engager à servir et Dieu et les hommes ». Malade et alitée, elle fonde en 1849 la communauté des Sœurs du Très Saint Sauveur de Niederbronn qui nourrit et soigne les indigents.
Femmes de feu et de foi, bienheureuses ou familières du gotha, chacune d’entre elles éclaire un pan de l’histoire de l’Alsace qui les a vues naître. A sa façon, Christine Muller signe un Clair de femmes qui tient en haleine et apporte une contribution enthousiaste à la connaissance de la place spirituelle et sociale de la femme au fil de douze siècles d’histoire rhénane.

Charles Nordmann

Christine Muller, Femmes d’Alsace, éditions Place Stanislas, 288 p., 19 €

mercredi 24 mars 2010

De la guérison par l’esprit






Le corps et l’esprit sont dans un rapport de fécondation mutuelle. Nos connexions neuronales produiraient-elles de la présence d’esprit?

 Depuis le début du XIe siècle, des foules de pèlerins venaient vénérer à Cadouin, en Dordogne, un suaire qui aurait enveloppé le corps du Christ. Il avait été déclaré authentique par quatorze souverains pontifes et des bulles avaient été publiées à son propos. Au fil des siècles, un grand nombre de guérisons dites « miraculeuses » furent attribuées à ce linceul. 
 Mais en 1935, le père jésuite Francez est frappé par l’aspect singulier des bandes ornementales tissées dans le suaire. Il soumet leur photographie à un éminent spécialiste en langues orientales, M. de Wiet, qui découvre qu’il s’agissait en fait d’une inscription en coufique stylisé, contenant... une invocation à Allah! Il y était fait allusion à un calife  qui avait vécu au Xe siècle en Egypte. 
 Ainsi, le linceul qui avait miraculeusement guéri tant de fervents pèlerins Chrétiens depuis le XIe siècle était en réalité... une humble pèlerine musulmane (1)...
 L’histoire du suaire de Cadouin pourrait sans doute donner matière à un fécond dialogue interreligieux, devenu plus vital que jamais à l’heure où la société, oublieuse de ses fondements anthropologiques, ne parvient plus à signifier la relation de ses membres entre eux. 
  Elle rappelle qu’il y a eu, dans l’histoire des hommes, de leurs misères et de leurs maladies, quantité d’objets sacrés dont le contact activait la guérison : ainsi de la couronne d’épines censée être celle du Christ et conservée dans un reliquaire de Port-Royal qui a guéri le 25 mars 1656 la petite Marguerite Périer d’un ulcère lacrymal - ou de reliques de saints...
 Depuis le commencement de l’aventure humaine, il y eut nombre de lieux consacrés, présentant certaines caractéristiques communes propres à déclencher l’émotion (grotte sombre, décor grandiose, fontaine sacrée, statue miraculeuse, prêtres et rassemblements de croyants, ambiance de piété collective...) qui furent le théâtre de guérisons dites « miraculeuses » : le temple d’Esculape dans la Grèce Antique, la source Zem-Zem à La Mecque, la grotte de Lourdes en France ou Bénarès en Inde..
 Cette force curative à l’œuvre dans l’aventure vitale de l’espèce, à travers l’extrême diversité des codes culturels et des pratiques religieuses, atteste, pour le moins, d’une interaction féconde entre l’organique et le psychique.
 Poserait-elle la question de notre relation avec un au-delà ou un en-deça de nous-mêmes ? Sans doute depuis qu’ils pensent et souffrent, les hommes se sont interrogés sur les liaisons mystérieuses qu’entretiennent leur esprit et leur corps, sur l’existence d’un au-delà de l’humain et d’une antériorité fondatrice de sens. 
 Aussi loin que l’on remonte dans l’inventivité symbolique commune à toutes les civilisations, on peut mesurer les longs transits de ce sens obstinément continué envers et contre tout, à travers la variété des dispositifs symboliques traditionnellement organisateurs des significations collectives et des identifications individuelles.
 La médecine est née avec la religion. La première fonction sociale émergée des premières communautés qui tentaient, entre hominisation et humanisation, de se fonder sur un pari insensé d’’immortalité, a vraisemblablement été celle du chaman, du prêtre-guérisseur - celui qui connaissait les secrets qui soulagent le corps et apaisent l’âme… 
 Depuis les origines, la diversité des arts médicaux et des croyances a engendré une pluralité de supports symboliques qui ont mobilisé les défenses vitales de multitudes de patients : chaque thérapie est porteuse de ce message mobilisateur par rencontre avec l’être profond du malade - ce que l’anthropologue Claude Levi-Strauss nommait l’efficacité symbolique.
  Ce processus intrapsychique est à l’œuvre depuis que l’être humain s’est éveillé à la vie de l’esprit. 

 Les liaisons secrиtes du corps et de l’esprit 

 De nombreuses recherches en psycho-neuro-immunologie, neuroendocrinologie, génétique moléculaire et neurobiologie s’accordent sur l’existence d’une interaction dynamique entre le corps et le psychisme, voire d’une fécondation de la substance corporelle par le psychique.
 En dehors de tout contexte religieux, l’histoire médicale abonde en exemples de traitement n’ayant aucune base physiologique de guérison, mais qui n’en agissent pas moins, comme les célèbres placebos, ces médicaments dénués de toute action pharmacodynamique.
 Le terme a une origine religieuse : il est le premier mot du neuvième vers du psaume 116 de la liturgie des vêpres des morts :  Placebo dominum in regione vivorum  (« Je plairai au Maître dans le royaume des vivants »).
 Le seul ingrédient actif du traitement serait-il la force de la croyance et de l’attente positive de la guérison promise ? Le placebo (généralement une préparation anodine) serait efficace, puisque le médecin crée des attentes positives de résultats. Le traitement produit le résultat escompté, le cerveau du patient libérant des « endorphines guérisseuses ». Ce traitement « marche » d’autant mieux lorsque s’instaure entre le patient et son médecin une relation porteuse d’une charge affective forte où se produit quelque chose de l’ordre d’une transfusion de foi.
 De même, les guérisons « miraculeuses » de Lourdes montrent à quel point le psychique, dynamisé par un objectif de l’ordre du projet, active certains messagers moléculaires dans le sens d’une accélération des processus normaux de guérison, indépendamment de la composition chimique de l’eau de la source et de l’énergie tellurique du lieu. 
 Le passage de la maladie à la santé s’effectue dans un état d’être donné, qui pourrait être qualifié de « thérapigène », de préférence à d’autres termes plus chargés comme « état de foi », « empathie » ou « autoguérison »...
  Un seul mot suffit usuellement pour qualifier le corps, comme si son évidence s’imposait d’elle-même, alors qu’on ne sait par quel terme (âme, esprit, mental, psyché ou psychisme) appréhender cette autre face de notre réalité - comme si elle était fondamentalement insaisissable, évanescente, vaporeuse et indéfinissable à souhait...
 L’être humain ne se perçoit pas comme un pur organisme biologique ni un pur esprit mais comme un être incarné et relié. Comme si cette apparente évidence biologique du corps s’accompagnait d’un autre sentiment d’évidence encore : celui de cette union intime du psychique et du corporel - tant que perdure l’humaine substance... 
 Vouée à l’effritement et l’effacement, la substance corporelle ne permet guère au Sujet-Roi d’accorder à son apparence une durable valeur d’incarnation... 
 L’anthropologue ne peut que constater le parcours convulsif de l’aventure humaine, depuis les savanes du paléolithique jusqu’aux non-lieux de notre surmodernité, qui mène l’espèce d’une évolution biologique subie à une évolution sociale dont les normes et les valeurs échappent à la juridiction de la nature. 
 Le corps social exige désormais du corps individuel qu’il corresponde à la norme d’une beauté fonctionnelle, purifiée et aseptisée. La surface corporelle est devenue surface de représentation et la chair  s’est vidée de sa substance au profit de l’image.
 Le corps a envahi nos pensées : il est devenu rien moins qu’une nouvelle religion et un mode de vie tandis que la forme et la longévité sont érigées en raison de vivre.
 Le culte du corps succède au culte de l’âme dont il hérite la fonction idéologique : c’est dans son corps désormais que l’individu est convié à réaliser sa (sur)humanité.
  La société occidentale s’adonne à une véritable exaltation mythique du corps sain, à une sacralisation mercantile du corps, à un impérialisme forcené de la chair ferme et fraîche, du muscle saillant et du ventre plat qui tient lieu de religion cutanée - c’est le mythe de Faust revisité à l’heure de l’ingénierie génétique...
  Aux grandes religions instituées s’est substituée une foi médicale en « un état de complet bien-être physique, mental et social », selon la définition que l’O.M.S. donne de la santé (2). La médecine promet au sujet occidental la jeunesse, la beauté, la force, la vitalité, la longévité - un corps inaltérable et un fonctionnement inusable - quand elle ne prétend pas assurer le bonheur de l’espèce. La techno-médecine a placé le sujet devant l’économie de son corps : désormais, il n’est plus question que de le gérer, de l’entretenir et de le faire durer comme un capital placé gagnant à tout prix dans les stratégies de réussite sociale et dans la grande foire des symboliques de l’apparence. La techno-médecine, qui fait reculer sans cesse les frontières de la maladie, de la souffrance et de la mort, ne manifesterait-elle pas une prétention résolument totalisante à s’ériger en quasi religion ?  La santé n’aurait-elle pas pris la place qui était naguère celle du salut ? Le pouvoir bio-médical ne succomberait-il pas, comme le redoutait Pierre Legendre, à la tentation de l’usurpation à l’égard du mythe ?

Quand la présence d’esprit vient au corps…

  L’accès au corps, observe le Dr Richard Meyer, fondateur dans notre région de la médecine somatologique (3), est un acquis fondamental et majeur de notre époque : voilà un siècle, la psychanalyse ouvrait l’accès à la parole. Aujourd’hui, le foisonnement des thérapies psychocorporelles fait de l’accès au corps la voie royale vers l’inconscient et le mieux-être. Selon son fondateur, la spécificité propre de la médecine somatologique serait de « renouer et relier les maillons séparés de la médecine du corps et des médecines de l’âme. »
 Dans les années soixante, les Californiens proclamaient l’avènement de la fête des corps, cette « valeur sûre », immédiate, palpable, où la présence de soi s’éprouve et s’épanouit jour après jour dans le regard de l’autre. Champ d’expérience et de réalisation de soi, le corps est le lieu d’élection où l’humain s’accomplit. Le travail thérapeutique sur le corps irait jusqu’à faire accéder le sujet à des états modifiées de conscience voire à la « dimension spirituelle ».
 L’épreuve de la maladie et l’expérience de la guérison, si elles s’ancrent dans la réalité d’un corps souffrant puis soulagé, relève assurément tout autant d’une symbolique sociale que d’une perception individuelle - chaque être humain entrant dès sa naissance dans les réseaux d’interdépendance qui lient chacun à tous pour faire société.
 Ainsi, la maladie peut ne pas être vécue seulement comme un pur dysfonctionnement de la machine organique dans l’économie de ses fluides internes. Mais peut-être comme une irruption de l’être, une exigence vitale de sens permettant au sujet d’accomplir ce passage de l’état de créature techno-assistée à celui de créateur entrant dans ses propres réponses symboliques. Cela passe par le rapport à l’Autre, dont le regard et la parole confortent ou non dans l’acharnement à exister envers et contre tout.    
 Et si l’interpellation de la maladie dans l’épaisseur du corps souffrant n’était que le rappel de ce qui veille en nous, alors même que nous ne demanderions qu’à  nous en remettre au silence  apaisé, à la quiétude satisfaite  de nos organes et de notre animalité repue ? Si elle n’était que l’irruption, dans une machinerie hormonale congestionnée, d’une présence vouée malgré tout à tracer un chemin de connaissance vers « l’autre de soi et l’autre comme soi » (4), dans un monde  dont le déchaînement pulsionnel et les naïvetés nihilistes ont épuisé le crédit symbolique ?
 Et si la « guérison » n’était que l’acceptation, dans le secret d’une conscience, de la réponse à cette question et de sa réintégration dans le courant d’une force organisatrice intelligente qui répondrait à ses états d’esprit ?

Michel Loetscher


 NOTES

(1) Relaté par André Dumas dans La science de l’âme, Paris, Dervy, 1980 (Mercure de France, 1 - 12 - 1936 ; 52).
(2) Préambule à la Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé, Documents fondamentaux de l’O.M.S., Genève, 1980, p.1.
(3) Richard Meyer, Le corps aussi, Meolans-Revel, DesIris, 1991, p. 25.
(4) Pierre Legendre, Leçons III, Dieu au miroir, Fayard, 1994


mardi 23 mars 2010

Louise Weiss, la mémoire d’une Européenne




Un bâtiment du parlement européen, des établissements scolaires et même une rose portent son nom. Mais qui se souvient de Louise Weiss ? Femme de lettres, journaliste pacifiste, féministe, cinéaste, femme d’influence et eurodéputé, Louise Weiss (1893-1983) a été de tous les combats de son siècle…

La Galerie des Glaces avait été lavée à grandes eaux et aménagée pour les vainqueurs de la Grande Guerre : ils allaient se rencontrer à Versailles pour y réinventer un nouvel ordre international. En ces beaux jours du printemps 1919, les journalistes se disputaient férocement les cartes d’admission. Une jeune fille de bonne famille, Louise Weiss, réussit à fléchir le vieux lord Ridell, l’inflexible chef de presse de la Délégation britannique qui les dispensait parcimonieusement. « J’eus ma carte pour le prix de deux lèvres mouillées appuyées un instant sur mon bras », constate-t-elle. À présent, la jeune journaliste de vingt-six ans observe tout à son aise les lieux et ces hommes d’État du dix-neuvième siècle qui le hantent. Précipités dans le vingtième siècle par un cataclysme sans précédent, ils avaient à reconstruire le continent sur d’autres bases que celles de l’Europe qu’ils avaient connu et assurer une paix durable sur le continent. 

L’éphémère gouvernement du monde…

Aux termes d’âpres discussions, le texte du Traité de Versailles est approuvé le 6 mai 1919 – et signé le 28 juin, « le couteau sur la gorge », par les plénipotentiaires allemands. La fille au regard acéré est assidue aux séances et ne perd rien du spectacle. Déjà, elle a le sentiment d’un rendez-vous manqué :
« Les Glaces reprirent leur rôle, multipliant pour un instant à l’infini les gestes de l’éphémère gouvernement du monde. Les vainqueurs étaient vingt-sept. Des Allemands quelconques encore non désignés l’avant-veille d’abord. Ils me firent pitié. Les idiots ! L’Allemagne n’aurait eu qu’à attendre. Avec le courage et le potentiel des siens, elle aurait fini sans guerre par dominer l’Europe. Sans guerre ! Mais Clémenceau qui présidait, me fit pitié aussi. D’avoir mené le pays au triomphe lui vaudrait de  son vivant plus de haine que de reconnaissance. Il ne serait pas élu président de la République. Et le Président Wilson me fit pitié. Ses messages avaient été écoutés pour autant qu’il eu des troupes à jeter dans le combat. Maintenant, les Français le négligeaient. Et Lloyd Georges me fit pitié. Son instinct d’insulaire l’avait déjà emporté sur sa raison d’Européen et il se préparait, pour le malheur de l’Angleterre, à réensemencer des dents de dragon germanique le vieux continent si étroitement séparé de ses îles. Je m’aperçus que je n’avais pas encore examiné le Japonais, l’impassible baron Sato. Derrière lui, dans les Glaces, un million de petits Japonais semblaient lui obéir. Le Chinois avait refusé de signer à cause des prétentions des puissances blanches sur le Shantung. La conviction m’écrasait que le Traité ainsi authentifié emprisonnait en ses centaines de paragraphes des passions qui exploseraient, insouciantes des engagements pris. » (1)
Depuis plus d’un an, la jeune Louise Weiss livre le premier de ses combats – c’est celui aussi du Président des Etats-Unis Thomas Woodrow Wilson (1856-1924) : « Faire la guerre à la guerre. ».
Le 12 janvier 1918, elle lançait, avec le « publiciste » Hyacinthe Philouze (1876-1938), le premier numéro de son journal, L’Europe Nouvelle, et l’engageait résolument « dans les voies ouvertes par le Président Wilson ». Ce dernier condensait en « 14 points », dans son message du 8 janvier 1918 au Congrès, les principes d’un nouvel ordre international fondé sur le droit des nationalités, une paix sans vainqueurs ni vaincus et la liberté du commerce, garantis par une Société des Nations dont l’ancien chef du gouvernement français Léon Bourgeois (1851-1925) devenait le premier président. 
Ainsi, la nouvelle Europe issue de la Conférence de la paix de 1919 est inspirée par un président américain et la SDN est une organisation mondiale davantage qu’européenne. L’hebdomadaire d’influence que la jeune Louise Weiss vient de créer l’installe dans son rôle de journaliste pacifiste en vue dans toutes les chancelleries.

La rencontre et l’apostolat d’une vie

Louise Weiss est née le 26 janvier 1893 à Arras, de Paul Weiss (1867-1945) et de Jeanne Javal (1871-1956). Sa famille, d’origine alsacienne du côté de son père (La Petite Pierre), appartient à la haute bourgeoisie républicaine et dreyfusarde.
Après des études supérieures au Collège Sévigné, elle est reçue, à l’âge de 21 ans, l’été 1914, à l’agrégation de lettres – quelques jours après l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand. Nommée à Châtellerault (« une chaire à deux cent francs par mois »), elle démissionne sur le champ… Dans les premiers mois de la Grande Guerre, elle crée à Saint-Quay-Portrieux, chez son oncle, un hôpital militaire et un refuge pour les évacués du Nord, avant de rejoindre son père à Bordeaux en 1915. Sous le pseudonyme de Louis Lefranc, elle écrit des articles pour Le Radical, le journal d’un ami de son père, le sénateur des Basses-Alpes Justin Perchot – et rencontre le jeune Jean Monnet (1888-1976), dont l’action pour la coordination de l’effort de guerre déjà annonce le Marché Commun…
Dans le salon de Claire de Jouvenel à Paris, Louise s’assit «  en bout de table à côté d’un lieutenant inconnu », de petite taille, « le col court, les épaules trapues, le front dégagé par un début de calvitie ». Elle est frappée par la précision avec laquelle ses mains manucurées manient ses couverts. Il se présente : Milan Stefanik (1880-1919), né à Kosariska en Slovaquie. Astronome engagé dans l’armée française, il a étudié à l’Observatoire de Meudon et réalisé une étude sur les possibilités de radiocommunications en Equateur.
Que faites-vous ici ? lui demande-t-elle.
 Je fais le Grand-duché indépendant de Bohême, lui répond-il passionnément.
 Cette rencontre enflamme la jeune fille pour la cause de la Tchécoslovaquie : « Je n’éprouvais pour lui aucun attrait physique, mais je lui appartenais sans réserve, spirituellement. Il m’emploierait pour sa cause, comme bon lui semblerait. » 
Par son entremise, elle rencontre deux « conspirateurs sans feu ni lieu » : le philosophe et sociologue Tomas Masaryk (1850-1937), auteur d’une brillante thèse sur la sociologie du suicide (publiée en 1881 et citée par Durkheim dans Le Suicide, 1897) ainsi que Edvard Benes (1884-1948), tous deux réfugiés à Londres.
De nouveaux  Etats naissent sur les décombres des empires vaincus dont la Tchécoslovaquie. Tomas Masaryk devient le premier président du nouvel Etat qui compte davantage d’Allemands que de Slovaques – et Benes dirige sa diplomatie...
Dès la fondation de son journal, la jeune rédactrice en chef avait su réunir autour d’elle des « plumes » de premier plan comme le poète Guillaume Apollinaire (1880-1918), Aristide Briand (1862-1932), Léon Blum (1872-1950) ou Edouard Herriot (1872-1957) – sans oublier les trois fondateurs de la jeune République Tchécoslovaque : Thomas Masaryk, Edvard Benès – et, bien sûr, Milan Stéfanik…
Ce dernier, devenu ministre de la Défense du premier gouvernement de la République Tchécoslovaque,  lui apprend qu’il s’est fiancé avec « une très jeune fille », la marquise Giuliana Benzoni, rencontrée à Rome, lors du Congrès des Nationalités Opprimées d’avril 1918. Il meurt en mai 1919 dans un accident d’avion et Louise se sent investie à son égard 
d’un « apostolat exigeant ». Cette année-là, elle  publie son premier livre, La République tchécoslovaque (Payot), suivi de Milan Stefanik (Prague, 1920), et part, seule, pour un périple en Europe orientale qui l’amène jusqu’à la Russie de Lénine. « Quelle folie m’habitait de vouloir connaître le monde ? » se demande-t-elle. Mais elle ne peut s’empêcher de participer pleinement à l’histoire du monde pour mieux travailler à la paix.

L’intelligence du monde…

La première étape de son périple en Europe centrale la mène  à Prague, chez le président Thomas Masaryk, et chez son fils, Jan (1886-1948) qui lui joue admirablement du piano, puis en Roumanie, chez la reine Marie (1875-1938) dont elle déplore « la cervelle de colibri » et la princesse Marthe Bibesco (1886-1973) dont « les traits d’esprit éclipsaient l’éclat de ses joyaux somptueux ».
A Moscou, Louise rencontre notamment le raffiné ministre des Arts, Lounatcharski ainsi que sa protégée du moment, la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan (1877-1927) qui danse pour elle seule dans la grande salle du palais mis à sa disposition. Elle a un échange de vues fécond avec Léon Trotsky (1879-1940) et l’ambassadrice féministe Alexandra Kollontaï (1872-1952), théoricienne de l’émancipation sexuelle, dont « l’intelligence de feu » la séduit. Mais elle ne peut rencontrer les maîtres du Kremlin, Lénine (1870-1924) et Staline (1878-1953). 
Surtout, elle réussit le sauvetage de cent vingt-cinq institutrices françaises piégées au service des grandes familles dépossédées par la révolution d’Octobre… Ses reportages à l’étranger, dont Cinq semaines en Russie (1921), paraissent en première page du Petit Parisien – le quotidien dirigé par Elie-Joseph Bois (1878-1941). De retour à la direction de son journal, elle mène un « train d’enfer pour l’Europe », accompagnant l’irremplaçable chef de la diplomatie française, Aristide Briand, dans ses déplacements à Genève. Le 5 septembre 1929, celui-ci prononce à la tribune de la SDN un discours mémorable appelant à la création d’ « une sorte de lien fédéral » entre les peuples européens – en d’autres termes : la création des Etats-Unis d’Europe, une idée dans l’air du temps, mais voilà : c’est la première fois qu’un homme d’Etat la formule en projet politique concret et Louise Weiss est alors à peu près seule à appuyer ce projet dans L’Europe nouvelle.
En 1930, fidèle à son idée de « supprimer la guerre », elle crée une Ecole de la Paix qui essaime dans toute l’Europe – avant que le national-nationalisme ne « calcine le terrain »…
En 1931, la patronne de L’Europe nouvelle accompagne « l’Apôtre de la Paix », Aristide Briand, à Berlin et donne, dans ses Mémoires d’une Européenne, sa vision d’une capitale qui s’abîme dans tous les « plaisirs » :
« L’immoralité de la ville s’étalait partout. Des caricaturistes multipliaient à l’envi les images immondes de ses nouveaux riches, de ses éphèbes, de ses filles. Le dévergondage dans les lieux publics annonçait des frustrations collectives dangereuses. Des théoriciens de la libido éclosaient comme des orties au printemps. Beaucoup, il faut le souligner, étaient Juifs. En attendant, quelques Français, répondant aux invites des péripatéticiennes du Tiergarten, les avaient suivies jusqu’en leurs mansardes pour découvrir, au dernier instant, qu’elles n’appartenaient pas au sexe opposé. » 
Le chancelier Brüning (1885-1970) la conjure : « Dites à Monsieur le Président Briand que faute d’une immédiate entente franco-allemande, il se déchaînera ici, contre la civilisation, des événements qu’il ne peut imaginer »…
 Le doute l’étreint : cette Société des Nations si impuissante face aux orages annoncés ne trahirait-elle pas un droit qu’elle-même avait édicté ?
En 1934, sentant la paix compromise par le réarmement allemand, elle abandonne à sa collaboratrice, Madeleine Le Verrier, la direction de L’Europe Nouvelle, après avoir signé, dans le numéro du 3 février, cette ultime mise en garde : On ne pactise pas avec Hitler
Elle crée La Femme nouvelle qui milite pour « l’égalité des droits politiques des Français et des Françaises » et tient boutique aux Champs-Elysées sous bannière féministe, tout en se mariant avec José Imbert (1895-1986), un architecte désargenté, afin de « conjurer le désastreux stéréotype discriminant attaché à la femme seule »...  En 1938, elle obtient la création du Comité des Réfugiés et s’occupe, en qualité de secrétaire générale, des émigrés allemands, espagnols ou antifascistes italiens – elle sauve notamment les 1000 passagers du Saint Louis qui fuyaient l’Allemagne nazie. 
Après un nouvel amour malheureux avec un « Chevalier de Saint-Magloire » mort en défendant le pont des Andelys en juin 1940 et un voyages aux Etats-Unis pour chercher des médicaments pour les enfants de France, elle entre en résistance sous le nom de « Valentine agent 1410 » et signe Louise Vallon ses articles dans La Nouvelle République, le journal clandestin du réseau Patriam Recuperare.


La Grand-Mère de l’Europe

Après guerre, elle multiplie jusqu’à un âge avancé les reportages autour du monde, les récits de voyage et les films, accompagnée, de l’Alaska au Cachemire, par un jeune opérateur, Georges Bourdelon, fasciné par sa « puissance d’exécution ». C’est à l’Elysée, devant le général de Gaulle, qu’elle projette chacun des films qu’elle ramène de ses expéditions au long cours sur les cinq continents – jusqu’au bout du grand âge qui s’avance... En 1965, à soixante-douze ans, elle envisage même l’éventualité de se présenter à l’élection présidentielle…
Louise Weiss est à l’origine de la création d’un institut de polémologie à la faculté des sciences humaines de Strasbourg et de l’Institut des Sciences de la Paix qui, grâce à la Fondation qui porte son nom, décerne un prix destiné à récompenser les auteurs ou les institutions ayant contribué à l’avancement des sciences de la Paix et à l’amélioration des relations humaines. Au nombre des lauréats figurent le chancelier Helmut Schmidt (1977), qui la baptisa « la grand-mère de l’Europe », et le président Anouar el Sadate (1980).
Le 17 juillet 1979, la pionnière de l’idée européenne devient la doyenne du Parlement européen élu au suffrage universel dont elle prononce le discours inaugural. Présidente d’un jour, elle dit sa joie de voir une « vocation de jeunesse miraculeusement accomplie » et sa foi en « la raison humaine »... 
L’ouvreuse de mondes s’éteint chez elle le 26 mai 1983, en « Grand-Mère de l’Europe », après avoir concilié ses combats personnels avec les grands enjeux planétaires – et vu se réaliser un peu de son grand rêve européen de réconciliation des peuples qu’elle a su incarner en principe d’humanité et de lucidité agissante..
Depuis, les Européens se redécouvrent un besoin de frontières. Serait-ce pour transcender celles qui séparent les gagnants et les perdants d’une « mondialisation » non maîtrisée et d’une guerre économique totale que l’humanité s’est livrée à elle-même ?

Michel Loetscher est l’auteur notamment de Louise Weiss, une Alsacienne au cœur de l’Europe (éditions Place Stanislas).

Notes


1) Les citations de cet article proviennent des six tomes de ses Mémoires d’une Européenne (Payot et Albin Michel).


Jacques Duboin et le droit à la vie


Le banquier et industriel Jacques Duboin (1878-1976), ancien député et ministre d’Aristide Briand, avait fondé le Mouvement Français pour l’Abondance et jeté les bases d’une nouvelle économie de distribution où la monnaie n’aurait plus qu’une seule fonction : mettre l’avoir au service de l’être.


Jacques Duboin, né le 17 septembre 1878 à Saint-Julien-en-Genevois, s’inscrit dans une longue lignée de juristes.
Après son droit (Lyon et Paris), il  est brièvement attaché commercial au Consulat de France à New York et… tente l’aventure au Canada où il crée la Société foncière du Manitoba. 
Quand la Grande Guerre éclate, il rentre au pays et monte au front comme simple soldat. Il finit la guerre, avec le grade de capitaine, au Grand Quartier Général à Chantilly et aux côtés du général Estienne, le « père des chars ».
Lors de la Conférence de la Paix qui s’ouvre à Paris en janvier 1919 et aboutit à la signature du Traité de Versailles (28 juin 1919), il est le secrétaire du président du Conseil Georges Clémenceau (1841-1929). 

La tentation de la politique

Cette année-là, Jacques Duboin est élu conseiller général puis député de Haute Savoie dans la « Chambre bleu horizon ». Le 14 mars 1922, il propose à la Chambre des députés la relève du fantassin par les chars : « Une armée moderne, c’est une armée qui se reconnaît à l’odorat : elle sent le pétrole et pas le crottin » (1)... Dix ans plus tard, ses propositions sont reprises par  le colonel de Gaulle dans Une armée de métier.
L’homme politique prolonge aussi ses idées dans Réflexions d’un Français moyen (Payot, 1923, préfacé par Henry de Jouvenel). Il y explique que billets de banque (la France en avait émis 35 milliards) et autres signes monétaires n’ont que l’apparence de la richesse puisque la valeur du franc est élastique : mesure-t-on des longueurs avec un mètre élastique ? Ce premier ouvrage lui vaut d’être appelé par Aristide Briand (1862-1932), qui forme alors son dixième ministère, au poste de Sous-Secrétaire d’Etat au Trésor, aux côtés du ministre des Finances Joseph Caillaux (1863-1944).
Mais, au cours de la panique financière de juillet, le gouvernement est renversé. Battu aux élections législatives de 1928, Jacques Duboin décide de se consacrer à un chantier immense : l’éducation économique de ses concitoyens. 

Le fond de la bêtise humaine…

Depuis Nous faisons fausse route (Editions nouvelles, 1931) et Ce qu’on appelle la crise (Fustier, 1934) qui reprend l’ensemble de ses articles parus dans le journal L’Œuvre, il dénonce l’imposture de ces « experts » qui condamnent l’humanité à la « rareté » : « Les pauvres leur sont nécessaires (…) sans quoi il n’y aurait ni prix de revient, ni marché, ni loi de l’offre et de la demande, ni intérêt de l’argent, ni rente ni profits »…
Dans La grande révolution qui vient (Les Editions nouvelles, 1934), il fait l’implacable pédagogie du pire – c’est-à-dire de cette « raréfaction intentionnelle des choses utiles qui conduit à la misère universelle » : « Au cours de tous les siècles où l’homme, réduit à ses seules forces, ne pouvait produire qu’en quantité très limitée les objets nécessaires à son existence, on n’éprouva que des crises de disette, et les accaparateurs de grains réalisèrent de grands profits. Dès l’avènement de l’énergie, la rareté diminuant et l’abondance commençant à s’installer dans le monde, on vit ce spectacle singulier : c’est que les hommes, au lieu de lutter contre la rareté des choses utiles, comme ils l’avaient fait 60 siècles durant, commencèrent à s’organiser pour lutter contre l’abondance, car celle-ci tue leurs profits (…) Créer des richesses dont les hommes ont besoin et les détruire ensuite, c’est toucher le fond de la bêtise humaine »…
Ainsi, les productions agricoles excédentaires sont l’objet de destructions massives « non pas parce que personne n’en a besoin, bien au contraire, car la misère s’étend, mais parce qu’elles ne trouvent pas de clients solvables : plutôt que d’en baisser les prix, on préfère détruire pour rendre plus rares les produits mis en vente, ce qui permet d’en maintenir les cours ».  
Jacques Duboin imagine Kou l’ahuri (Fustier, 1935), un personnage venu visiter la France pour comprendre les causes de la crise et… ahuri de trouver tant de misère dans un pays si riche… En réaction à la politique délibérée de destruction de richesses avec l’argent des contribuables, Jacques Duboin crée en 1935 l’association Le Mouvement français pour l’Abondance ainsi qu’une revue, La Grande Relève des hommes par la science.
Durant l’Occupation, Jacques Duboin, déjà sexagénaire, résiste : son frère Léon, haut responsable du Conseil national de la Résistance à Toulon,  est tué par les Allemands.

La richesse du monde…

Après la Libération, Jacques Duboin reprend son combat, avec Rareté et abondance (1945) : « Le libéralisme économique est incapable de répartir l’abondance : ce qui choque le plus, avec la puissance extraordinaire de la production moderne, c’est de constater que les pauvres existent encore et que leur nombre va toujours grandissant (…) Pourquoi la production est-elle automatiquement freinée, au moment où elle pourrait assurer le bien-être de tous ? (…) Cette lutte séculaire contre une abondance relative mais déjà suffisante pour compromettre les profits nous oblige à conclure  qu’en régime libéral, les producteurs ne se sentent jamais libres de produire tout ce qu’ils veulent, ni tout ce que leurs moyens de production leur permettrait d’apporter sur le marché. L’écoulement des marchandises à un prix bénéficiaire se heurte à des difficultés croissantes, car s’il était possible de vendre tout ce qu’on peut produire, on n’eut jamais parlé de crise en aucun pays et à aucune époque ».
Inlassablement, durant les Trente Glorieuses, il explique l’économie distributive et rappelle ce droit élémentaire : « L’homme possède le droit à la vie (…) et doit avoir sa part dans les richesses du monde (…) Il est l’héritier d’un immense patrimoine culturel, œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une foule de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l’amélioration de la condition humaine. Il est l’usufruitier de ce patrimoine et sa part d’usufruit ne peut se concevoir que sous forme d’un pouvoir d’achat, donc de monnaie permettant à chacun de choisir librement ce qu’il lui plaît d’acheter (…) Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté de l’homme, car la plus essentielle est celle de l’esprit : or, n’a l’esprit libre que celui dont l’existence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter par des droits économiques, concrétisés par un « revenu social » dont chacun bénéficiera du berceau au tombeau (…) L’économie distributive supprime définitivement la misère qui dégrade l’homme : n’est-ce pas une  honte de la maintenir quand tout existe pour la supprimer ? »
Il s’éteint, presque centenaire, en pleine « société libérale avancée ». Depuis,  la cupidité n’a pas fini de prospérer et la misère de s’étendre : l’une et l’autre ne connaissent pas la crise. 

Michel Loetscher
(à suivre)

Notes 

1) Discours publié au Journal Officiel n° 30 du 15 mars 1922
Lire  Jacques Duboin, le dernier des utopistes  de Bernard Kapp (supplément Economie du Monde du 22 juin 1999) 
 HYPERLINK "http://www.jutier.net/contenu/jaduboin.htm" http://www.jutier.net/contenu/jaduboin.htm
 HYPERLINK "http://economiedistributive.free.fr" http://economiedistributive.free.fr

Des fibres bâtisseuses de demeures et de devenir

La Confédération européenne du lin et du chanvre (CELC) tenait à Strasbourg son 60e congrès sur la thématique de l’innovation et du développement durable, afin de  redéfinir les nouvelles perspectives qui s’ouvrent à une filière respectueuse de la planète, génératrice d’emplois en zone rurale et pourvoyeuse de nouveaux matériaux plus écologiques.

Le lin et le chanvre gagnent du terrain et conquièrent de nouveaux territoires. Leurs propriétés écologiques pourraient bien assurer à leurs fibres des applications jusqu’alors insoupçonnées. Si le textile représente à l’heure actuelle 90% des débouchés de cette culture et s’il est agréable de dormir dans du lin apaisant (et remarquablement thermorégulateur…), l’industrie aéronautique, automobile, la construction et la plasturgie, soucieuses de réduire leur empreinte écologique, lui assurent des parts de marché croissantes. « Les rétroviseurs de la Peugeot 207 contiennent 30% de chanvre » souligne Franck Douchy, le président de la CLC. La confédération européenne du lin et du chanvre fédère tous les stades de production et de transformation de quelque 10 000 entreprises : de la fibre de la plante au produit fini et du monde agricole à celui de l’industrie. Les perspectives de développement des fibres végétales sont considérables. Ainsi, « la nouvelle raquette  Flax Fiber d’Artengo, commercialisée par Decathlon, est fabriquée avec un composite de 15% de lin, en raison de son extraordinaire faculté d’absorption des vibrations ». Le créateur François Azambourg a dessiné une chaise pionnière, fabriquée par la société DCS, composée à 94% de lin pour ses « hautes performances identiques à celles de la fibre de verre » : il « offre un maximum de résistance pour un minimum de matière »  et « s’inscrit pleinement dans l’innovation et la modernité ».
Pour Ignaas Verpoest, président du comité scientifique de la CELC, « la richesse moléculaire du monde végétal présente pour la recherche un potentiel au moins aussi vaste que celui des ressources fossiles. Si l’on pouvait remplacer du jour au lendemain la fibre de verre ou de carbone par le chanvre ou le lin, il faudrait multiplier la production par 50 ».  


Au pays du lin et au fil de la planète…

Le lin est une matière ancestrale et universelle par excellence où se tissent les rapports de l’humain avec la vie et la mort. Dans l’Antiquité, il servait à emmailloter les nourrissons et à fabriquer des linceuls funéraires. Depuis une décennie, « la plus ancienne fibre textile au monde » est utilisée, comme le chanvre, en renfort de polymère et ouvre la voie à des « biocomposites permettant d’envisager une fin de vie des produits jusqu’à leur incinération ou compostage complets ».  Fibres naturelles et hautes performances sont conciliables, notamment en matière d’éco- construction où les fibres souples, absorbantes et résistantes du lin et du chanvre représentent une alternative écologique de choix. Tous les bâtiments construits à partir de 2020 devront présenter un bilan énergétique positif : un enjeu qui les positionne comme isolants de choix et comme « matériaux de construction à fort potentiel grâce à leurs qualités techniques, environnementales et économiques ». Bientôt une maison 100% lin et chanvre ? Si les fibres longues du lin sont utilisées depuis toujours pour créer de beaux tissus de décoration, elles investissent tout l’habitat et intéressent (tout comme la chènevotte de chanvre) les bâtisseurs pour la confection des cloisons, les âmes de portes ou les plans de travail. Les planchers en particules de lin, les revêtements de sol en lin, les murs en particules de lin ou le béton de chanvre (sans oublier la peinture écologique à l’huile de lin…)  s’installent doucement mais sûrement… à demeure : « Les départements Recherche & Développement planchent pour remplacer les résines pétro-chimiques par des liants d’origine végétale ».
La culture du lin et du chanvre ne nécessite pas ou peu de pesticides et d’engrais et ne rejette aucun défoliant. L’eau de pluie assure son irrigation. Cultivées à 70% en Europe (90 000 hectares de lin et 15 000 de chanvre), sur le territoire même des usines de transformation (140 pour le lin et 20 pour le chanvre), leurs fibres permettent d’anticiper une industrie plus respectueuse de la planète.
La France est le premier producteur européen de chanvre industriel et de lin textile : 8 000 entreprises agricoles y cultivent le lin, assurant 15 000 emplois direct et 10 000 emplois indirects. Ces fibres bâtisseuses de demeures et de devenir, au plus près de la nature, feront-elles respirer toute la planète ?

Michel Loetscher