mercredi 24 mars 2010

De la guérison par l’esprit






Le corps et l’esprit sont dans un rapport de fécondation mutuelle. Nos connexions neuronales produiraient-elles de la présence d’esprit?

 Depuis le début du XIe siècle, des foules de pèlerins venaient vénérer à Cadouin, en Dordogne, un suaire qui aurait enveloppé le corps du Christ. Il avait été déclaré authentique par quatorze souverains pontifes et des bulles avaient été publiées à son propos. Au fil des siècles, un grand nombre de guérisons dites « miraculeuses » furent attribuées à ce linceul. 
 Mais en 1935, le père jésuite Francez est frappé par l’aspect singulier des bandes ornementales tissées dans le suaire. Il soumet leur photographie à un éminent spécialiste en langues orientales, M. de Wiet, qui découvre qu’il s’agissait en fait d’une inscription en coufique stylisé, contenant... une invocation à Allah! Il y était fait allusion à un calife  qui avait vécu au Xe siècle en Egypte. 
 Ainsi, le linceul qui avait miraculeusement guéri tant de fervents pèlerins Chrétiens depuis le XIe siècle était en réalité... une humble pèlerine musulmane (1)...
 L’histoire du suaire de Cadouin pourrait sans doute donner matière à un fécond dialogue interreligieux, devenu plus vital que jamais à l’heure où la société, oublieuse de ses fondements anthropologiques, ne parvient plus à signifier la relation de ses membres entre eux. 
  Elle rappelle qu’il y a eu, dans l’histoire des hommes, de leurs misères et de leurs maladies, quantité d’objets sacrés dont le contact activait la guérison : ainsi de la couronne d’épines censée être celle du Christ et conservée dans un reliquaire de Port-Royal qui a guéri le 25 mars 1656 la petite Marguerite Périer d’un ulcère lacrymal - ou de reliques de saints...
 Depuis le commencement de l’aventure humaine, il y eut nombre de lieux consacrés, présentant certaines caractéristiques communes propres à déclencher l’émotion (grotte sombre, décor grandiose, fontaine sacrée, statue miraculeuse, prêtres et rassemblements de croyants, ambiance de piété collective...) qui furent le théâtre de guérisons dites « miraculeuses » : le temple d’Esculape dans la Grèce Antique, la source Zem-Zem à La Mecque, la grotte de Lourdes en France ou Bénarès en Inde..
 Cette force curative à l’œuvre dans l’aventure vitale de l’espèce, à travers l’extrême diversité des codes culturels et des pratiques religieuses, atteste, pour le moins, d’une interaction féconde entre l’organique et le psychique.
 Poserait-elle la question de notre relation avec un au-delà ou un en-deça de nous-mêmes ? Sans doute depuis qu’ils pensent et souffrent, les hommes se sont interrogés sur les liaisons mystérieuses qu’entretiennent leur esprit et leur corps, sur l’existence d’un au-delà de l’humain et d’une antériorité fondatrice de sens. 
 Aussi loin que l’on remonte dans l’inventivité symbolique commune à toutes les civilisations, on peut mesurer les longs transits de ce sens obstinément continué envers et contre tout, à travers la variété des dispositifs symboliques traditionnellement organisateurs des significations collectives et des identifications individuelles.
 La médecine est née avec la religion. La première fonction sociale émergée des premières communautés qui tentaient, entre hominisation et humanisation, de se fonder sur un pari insensé d’’immortalité, a vraisemblablement été celle du chaman, du prêtre-guérisseur - celui qui connaissait les secrets qui soulagent le corps et apaisent l’âme… 
 Depuis les origines, la diversité des arts médicaux et des croyances a engendré une pluralité de supports symboliques qui ont mobilisé les défenses vitales de multitudes de patients : chaque thérapie est porteuse de ce message mobilisateur par rencontre avec l’être profond du malade - ce que l’anthropologue Claude Levi-Strauss nommait l’efficacité symbolique.
  Ce processus intrapsychique est à l’œuvre depuis que l’être humain s’est éveillé à la vie de l’esprit. 

 Les liaisons secrиtes du corps et de l’esprit 

 De nombreuses recherches en psycho-neuro-immunologie, neuroendocrinologie, génétique moléculaire et neurobiologie s’accordent sur l’existence d’une interaction dynamique entre le corps et le psychisme, voire d’une fécondation de la substance corporelle par le psychique.
 En dehors de tout contexte religieux, l’histoire médicale abonde en exemples de traitement n’ayant aucune base physiologique de guérison, mais qui n’en agissent pas moins, comme les célèbres placebos, ces médicaments dénués de toute action pharmacodynamique.
 Le terme a une origine religieuse : il est le premier mot du neuvième vers du psaume 116 de la liturgie des vêpres des morts :  Placebo dominum in regione vivorum  (« Je plairai au Maître dans le royaume des vivants »).
 Le seul ingrédient actif du traitement serait-il la force de la croyance et de l’attente positive de la guérison promise ? Le placebo (généralement une préparation anodine) serait efficace, puisque le médecin crée des attentes positives de résultats. Le traitement produit le résultat escompté, le cerveau du patient libérant des « endorphines guérisseuses ». Ce traitement « marche » d’autant mieux lorsque s’instaure entre le patient et son médecin une relation porteuse d’une charge affective forte où se produit quelque chose de l’ordre d’une transfusion de foi.
 De même, les guérisons « miraculeuses » de Lourdes montrent à quel point le psychique, dynamisé par un objectif de l’ordre du projet, active certains messagers moléculaires dans le sens d’une accélération des processus normaux de guérison, indépendamment de la composition chimique de l’eau de la source et de l’énergie tellurique du lieu. 
 Le passage de la maladie à la santé s’effectue dans un état d’être donné, qui pourrait être qualifié de « thérapigène », de préférence à d’autres termes plus chargés comme « état de foi », « empathie » ou « autoguérison »...
  Un seul mot suffit usuellement pour qualifier le corps, comme si son évidence s’imposait d’elle-même, alors qu’on ne sait par quel terme (âme, esprit, mental, psyché ou psychisme) appréhender cette autre face de notre réalité - comme si elle était fondamentalement insaisissable, évanescente, vaporeuse et indéfinissable à souhait...
 L’être humain ne se perçoit pas comme un pur organisme biologique ni un pur esprit mais comme un être incarné et relié. Comme si cette apparente évidence biologique du corps s’accompagnait d’un autre sentiment d’évidence encore : celui de cette union intime du psychique et du corporel - tant que perdure l’humaine substance... 
 Vouée à l’effritement et l’effacement, la substance corporelle ne permet guère au Sujet-Roi d’accorder à son apparence une durable valeur d’incarnation... 
 L’anthropologue ne peut que constater le parcours convulsif de l’aventure humaine, depuis les savanes du paléolithique jusqu’aux non-lieux de notre surmodernité, qui mène l’espèce d’une évolution biologique subie à une évolution sociale dont les normes et les valeurs échappent à la juridiction de la nature. 
 Le corps social exige désormais du corps individuel qu’il corresponde à la norme d’une beauté fonctionnelle, purifiée et aseptisée. La surface corporelle est devenue surface de représentation et la chair  s’est vidée de sa substance au profit de l’image.
 Le corps a envahi nos pensées : il est devenu rien moins qu’une nouvelle religion et un mode de vie tandis que la forme et la longévité sont érigées en raison de vivre.
 Le culte du corps succède au culte de l’âme dont il hérite la fonction idéologique : c’est dans son corps désormais que l’individu est convié à réaliser sa (sur)humanité.
  La société occidentale s’adonne à une véritable exaltation mythique du corps sain, à une sacralisation mercantile du corps, à un impérialisme forcené de la chair ferme et fraîche, du muscle saillant et du ventre plat qui tient lieu de religion cutanée - c’est le mythe de Faust revisité à l’heure de l’ingénierie génétique...
  Aux grandes religions instituées s’est substituée une foi médicale en « un état de complet bien-être physique, mental et social », selon la définition que l’O.M.S. donne de la santé (2). La médecine promet au sujet occidental la jeunesse, la beauté, la force, la vitalité, la longévité - un corps inaltérable et un fonctionnement inusable - quand elle ne prétend pas assurer le bonheur de l’espèce. La techno-médecine a placé le sujet devant l’économie de son corps : désormais, il n’est plus question que de le gérer, de l’entretenir et de le faire durer comme un capital placé gagnant à tout prix dans les stratégies de réussite sociale et dans la grande foire des symboliques de l’apparence. La techno-médecine, qui fait reculer sans cesse les frontières de la maladie, de la souffrance et de la mort, ne manifesterait-elle pas une prétention résolument totalisante à s’ériger en quasi religion ?  La santé n’aurait-elle pas pris la place qui était naguère celle du salut ? Le pouvoir bio-médical ne succomberait-il pas, comme le redoutait Pierre Legendre, à la tentation de l’usurpation à l’égard du mythe ?

Quand la présence d’esprit vient au corps…

  L’accès au corps, observe le Dr Richard Meyer, fondateur dans notre région de la médecine somatologique (3), est un acquis fondamental et majeur de notre époque : voilà un siècle, la psychanalyse ouvrait l’accès à la parole. Aujourd’hui, le foisonnement des thérapies psychocorporelles fait de l’accès au corps la voie royale vers l’inconscient et le mieux-être. Selon son fondateur, la spécificité propre de la médecine somatologique serait de « renouer et relier les maillons séparés de la médecine du corps et des médecines de l’âme. »
 Dans les années soixante, les Californiens proclamaient l’avènement de la fête des corps, cette « valeur sûre », immédiate, palpable, où la présence de soi s’éprouve et s’épanouit jour après jour dans le regard de l’autre. Champ d’expérience et de réalisation de soi, le corps est le lieu d’élection où l’humain s’accomplit. Le travail thérapeutique sur le corps irait jusqu’à faire accéder le sujet à des états modifiées de conscience voire à la « dimension spirituelle ».
 L’épreuve de la maladie et l’expérience de la guérison, si elles s’ancrent dans la réalité d’un corps souffrant puis soulagé, relève assurément tout autant d’une symbolique sociale que d’une perception individuelle - chaque être humain entrant dès sa naissance dans les réseaux d’interdépendance qui lient chacun à tous pour faire société.
 Ainsi, la maladie peut ne pas être vécue seulement comme un pur dysfonctionnement de la machine organique dans l’économie de ses fluides internes. Mais peut-être comme une irruption de l’être, une exigence vitale de sens permettant au sujet d’accomplir ce passage de l’état de créature techno-assistée à celui de créateur entrant dans ses propres réponses symboliques. Cela passe par le rapport à l’Autre, dont le regard et la parole confortent ou non dans l’acharnement à exister envers et contre tout.    
 Et si l’interpellation de la maladie dans l’épaisseur du corps souffrant n’était que le rappel de ce qui veille en nous, alors même que nous ne demanderions qu’à  nous en remettre au silence  apaisé, à la quiétude satisfaite  de nos organes et de notre animalité repue ? Si elle n’était que l’irruption, dans une machinerie hormonale congestionnée, d’une présence vouée malgré tout à tracer un chemin de connaissance vers « l’autre de soi et l’autre comme soi » (4), dans un monde  dont le déchaînement pulsionnel et les naïvetés nihilistes ont épuisé le crédit symbolique ?
 Et si la « guérison » n’était que l’acceptation, dans le secret d’une conscience, de la réponse à cette question et de sa réintégration dans le courant d’une force organisatrice intelligente qui répondrait à ses états d’esprit ?

Michel Loetscher


 NOTES

(1) Relaté par André Dumas dans La science de l’âme, Paris, Dervy, 1980 (Mercure de France, 1 - 12 - 1936 ; 52).
(2) Préambule à la Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé, Documents fondamentaux de l’O.M.S., Genève, 1980, p.1.
(3) Richard Meyer, Le corps aussi, Meolans-Revel, DesIris, 1991, p. 25.
(4) Pierre Legendre, Leçons III, Dieu au miroir, Fayard, 1994


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