mardi 23 mars 2010

Louise Weiss, la mémoire d’une Européenne




Un bâtiment du parlement européen, des établissements scolaires et même une rose portent son nom. Mais qui se souvient de Louise Weiss ? Femme de lettres, journaliste pacifiste, féministe, cinéaste, femme d’influence et eurodéputé, Louise Weiss (1893-1983) a été de tous les combats de son siècle…

La Galerie des Glaces avait été lavée à grandes eaux et aménagée pour les vainqueurs de la Grande Guerre : ils allaient se rencontrer à Versailles pour y réinventer un nouvel ordre international. En ces beaux jours du printemps 1919, les journalistes se disputaient férocement les cartes d’admission. Une jeune fille de bonne famille, Louise Weiss, réussit à fléchir le vieux lord Ridell, l’inflexible chef de presse de la Délégation britannique qui les dispensait parcimonieusement. « J’eus ma carte pour le prix de deux lèvres mouillées appuyées un instant sur mon bras », constate-t-elle. À présent, la jeune journaliste de vingt-six ans observe tout à son aise les lieux et ces hommes d’État du dix-neuvième siècle qui le hantent. Précipités dans le vingtième siècle par un cataclysme sans précédent, ils avaient à reconstruire le continent sur d’autres bases que celles de l’Europe qu’ils avaient connu et assurer une paix durable sur le continent. 

L’éphémère gouvernement du monde…

Aux termes d’âpres discussions, le texte du Traité de Versailles est approuvé le 6 mai 1919 – et signé le 28 juin, « le couteau sur la gorge », par les plénipotentiaires allemands. La fille au regard acéré est assidue aux séances et ne perd rien du spectacle. Déjà, elle a le sentiment d’un rendez-vous manqué :
« Les Glaces reprirent leur rôle, multipliant pour un instant à l’infini les gestes de l’éphémère gouvernement du monde. Les vainqueurs étaient vingt-sept. Des Allemands quelconques encore non désignés l’avant-veille d’abord. Ils me firent pitié. Les idiots ! L’Allemagne n’aurait eu qu’à attendre. Avec le courage et le potentiel des siens, elle aurait fini sans guerre par dominer l’Europe. Sans guerre ! Mais Clémenceau qui présidait, me fit pitié aussi. D’avoir mené le pays au triomphe lui vaudrait de  son vivant plus de haine que de reconnaissance. Il ne serait pas élu président de la République. Et le Président Wilson me fit pitié. Ses messages avaient été écoutés pour autant qu’il eu des troupes à jeter dans le combat. Maintenant, les Français le négligeaient. Et Lloyd Georges me fit pitié. Son instinct d’insulaire l’avait déjà emporté sur sa raison d’Européen et il se préparait, pour le malheur de l’Angleterre, à réensemencer des dents de dragon germanique le vieux continent si étroitement séparé de ses îles. Je m’aperçus que je n’avais pas encore examiné le Japonais, l’impassible baron Sato. Derrière lui, dans les Glaces, un million de petits Japonais semblaient lui obéir. Le Chinois avait refusé de signer à cause des prétentions des puissances blanches sur le Shantung. La conviction m’écrasait que le Traité ainsi authentifié emprisonnait en ses centaines de paragraphes des passions qui exploseraient, insouciantes des engagements pris. » (1)
Depuis plus d’un an, la jeune Louise Weiss livre le premier de ses combats – c’est celui aussi du Président des Etats-Unis Thomas Woodrow Wilson (1856-1924) : « Faire la guerre à la guerre. ».
Le 12 janvier 1918, elle lançait, avec le « publiciste » Hyacinthe Philouze (1876-1938), le premier numéro de son journal, L’Europe Nouvelle, et l’engageait résolument « dans les voies ouvertes par le Président Wilson ». Ce dernier condensait en « 14 points », dans son message du 8 janvier 1918 au Congrès, les principes d’un nouvel ordre international fondé sur le droit des nationalités, une paix sans vainqueurs ni vaincus et la liberté du commerce, garantis par une Société des Nations dont l’ancien chef du gouvernement français Léon Bourgeois (1851-1925) devenait le premier président. 
Ainsi, la nouvelle Europe issue de la Conférence de la paix de 1919 est inspirée par un président américain et la SDN est une organisation mondiale davantage qu’européenne. L’hebdomadaire d’influence que la jeune Louise Weiss vient de créer l’installe dans son rôle de journaliste pacifiste en vue dans toutes les chancelleries.

La rencontre et l’apostolat d’une vie

Louise Weiss est née le 26 janvier 1893 à Arras, de Paul Weiss (1867-1945) et de Jeanne Javal (1871-1956). Sa famille, d’origine alsacienne du côté de son père (La Petite Pierre), appartient à la haute bourgeoisie républicaine et dreyfusarde.
Après des études supérieures au Collège Sévigné, elle est reçue, à l’âge de 21 ans, l’été 1914, à l’agrégation de lettres – quelques jours après l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand. Nommée à Châtellerault (« une chaire à deux cent francs par mois »), elle démissionne sur le champ… Dans les premiers mois de la Grande Guerre, elle crée à Saint-Quay-Portrieux, chez son oncle, un hôpital militaire et un refuge pour les évacués du Nord, avant de rejoindre son père à Bordeaux en 1915. Sous le pseudonyme de Louis Lefranc, elle écrit des articles pour Le Radical, le journal d’un ami de son père, le sénateur des Basses-Alpes Justin Perchot – et rencontre le jeune Jean Monnet (1888-1976), dont l’action pour la coordination de l’effort de guerre déjà annonce le Marché Commun…
Dans le salon de Claire de Jouvenel à Paris, Louise s’assit «  en bout de table à côté d’un lieutenant inconnu », de petite taille, « le col court, les épaules trapues, le front dégagé par un début de calvitie ». Elle est frappée par la précision avec laquelle ses mains manucurées manient ses couverts. Il se présente : Milan Stefanik (1880-1919), né à Kosariska en Slovaquie. Astronome engagé dans l’armée française, il a étudié à l’Observatoire de Meudon et réalisé une étude sur les possibilités de radiocommunications en Equateur.
Que faites-vous ici ? lui demande-t-elle.
 Je fais le Grand-duché indépendant de Bohême, lui répond-il passionnément.
 Cette rencontre enflamme la jeune fille pour la cause de la Tchécoslovaquie : « Je n’éprouvais pour lui aucun attrait physique, mais je lui appartenais sans réserve, spirituellement. Il m’emploierait pour sa cause, comme bon lui semblerait. » 
Par son entremise, elle rencontre deux « conspirateurs sans feu ni lieu » : le philosophe et sociologue Tomas Masaryk (1850-1937), auteur d’une brillante thèse sur la sociologie du suicide (publiée en 1881 et citée par Durkheim dans Le Suicide, 1897) ainsi que Edvard Benes (1884-1948), tous deux réfugiés à Londres.
De nouveaux  Etats naissent sur les décombres des empires vaincus dont la Tchécoslovaquie. Tomas Masaryk devient le premier président du nouvel Etat qui compte davantage d’Allemands que de Slovaques – et Benes dirige sa diplomatie...
Dès la fondation de son journal, la jeune rédactrice en chef avait su réunir autour d’elle des « plumes » de premier plan comme le poète Guillaume Apollinaire (1880-1918), Aristide Briand (1862-1932), Léon Blum (1872-1950) ou Edouard Herriot (1872-1957) – sans oublier les trois fondateurs de la jeune République Tchécoslovaque : Thomas Masaryk, Edvard Benès – et, bien sûr, Milan Stéfanik…
Ce dernier, devenu ministre de la Défense du premier gouvernement de la République Tchécoslovaque,  lui apprend qu’il s’est fiancé avec « une très jeune fille », la marquise Giuliana Benzoni, rencontrée à Rome, lors du Congrès des Nationalités Opprimées d’avril 1918. Il meurt en mai 1919 dans un accident d’avion et Louise se sent investie à son égard 
d’un « apostolat exigeant ». Cette année-là, elle  publie son premier livre, La République tchécoslovaque (Payot), suivi de Milan Stefanik (Prague, 1920), et part, seule, pour un périple en Europe orientale qui l’amène jusqu’à la Russie de Lénine. « Quelle folie m’habitait de vouloir connaître le monde ? » se demande-t-elle. Mais elle ne peut s’empêcher de participer pleinement à l’histoire du monde pour mieux travailler à la paix.

L’intelligence du monde…

La première étape de son périple en Europe centrale la mène  à Prague, chez le président Thomas Masaryk, et chez son fils, Jan (1886-1948) qui lui joue admirablement du piano, puis en Roumanie, chez la reine Marie (1875-1938) dont elle déplore « la cervelle de colibri » et la princesse Marthe Bibesco (1886-1973) dont « les traits d’esprit éclipsaient l’éclat de ses joyaux somptueux ».
A Moscou, Louise rencontre notamment le raffiné ministre des Arts, Lounatcharski ainsi que sa protégée du moment, la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan (1877-1927) qui danse pour elle seule dans la grande salle du palais mis à sa disposition. Elle a un échange de vues fécond avec Léon Trotsky (1879-1940) et l’ambassadrice féministe Alexandra Kollontaï (1872-1952), théoricienne de l’émancipation sexuelle, dont « l’intelligence de feu » la séduit. Mais elle ne peut rencontrer les maîtres du Kremlin, Lénine (1870-1924) et Staline (1878-1953). 
Surtout, elle réussit le sauvetage de cent vingt-cinq institutrices françaises piégées au service des grandes familles dépossédées par la révolution d’Octobre… Ses reportages à l’étranger, dont Cinq semaines en Russie (1921), paraissent en première page du Petit Parisien – le quotidien dirigé par Elie-Joseph Bois (1878-1941). De retour à la direction de son journal, elle mène un « train d’enfer pour l’Europe », accompagnant l’irremplaçable chef de la diplomatie française, Aristide Briand, dans ses déplacements à Genève. Le 5 septembre 1929, celui-ci prononce à la tribune de la SDN un discours mémorable appelant à la création d’ « une sorte de lien fédéral » entre les peuples européens – en d’autres termes : la création des Etats-Unis d’Europe, une idée dans l’air du temps, mais voilà : c’est la première fois qu’un homme d’Etat la formule en projet politique concret et Louise Weiss est alors à peu près seule à appuyer ce projet dans L’Europe nouvelle.
En 1930, fidèle à son idée de « supprimer la guerre », elle crée une Ecole de la Paix qui essaime dans toute l’Europe – avant que le national-nationalisme ne « calcine le terrain »…
En 1931, la patronne de L’Europe nouvelle accompagne « l’Apôtre de la Paix », Aristide Briand, à Berlin et donne, dans ses Mémoires d’une Européenne, sa vision d’une capitale qui s’abîme dans tous les « plaisirs » :
« L’immoralité de la ville s’étalait partout. Des caricaturistes multipliaient à l’envi les images immondes de ses nouveaux riches, de ses éphèbes, de ses filles. Le dévergondage dans les lieux publics annonçait des frustrations collectives dangereuses. Des théoriciens de la libido éclosaient comme des orties au printemps. Beaucoup, il faut le souligner, étaient Juifs. En attendant, quelques Français, répondant aux invites des péripatéticiennes du Tiergarten, les avaient suivies jusqu’en leurs mansardes pour découvrir, au dernier instant, qu’elles n’appartenaient pas au sexe opposé. » 
Le chancelier Brüning (1885-1970) la conjure : « Dites à Monsieur le Président Briand que faute d’une immédiate entente franco-allemande, il se déchaînera ici, contre la civilisation, des événements qu’il ne peut imaginer »…
 Le doute l’étreint : cette Société des Nations si impuissante face aux orages annoncés ne trahirait-elle pas un droit qu’elle-même avait édicté ?
En 1934, sentant la paix compromise par le réarmement allemand, elle abandonne à sa collaboratrice, Madeleine Le Verrier, la direction de L’Europe Nouvelle, après avoir signé, dans le numéro du 3 février, cette ultime mise en garde : On ne pactise pas avec Hitler
Elle crée La Femme nouvelle qui milite pour « l’égalité des droits politiques des Français et des Françaises » et tient boutique aux Champs-Elysées sous bannière féministe, tout en se mariant avec José Imbert (1895-1986), un architecte désargenté, afin de « conjurer le désastreux stéréotype discriminant attaché à la femme seule »...  En 1938, elle obtient la création du Comité des Réfugiés et s’occupe, en qualité de secrétaire générale, des émigrés allemands, espagnols ou antifascistes italiens – elle sauve notamment les 1000 passagers du Saint Louis qui fuyaient l’Allemagne nazie. 
Après un nouvel amour malheureux avec un « Chevalier de Saint-Magloire » mort en défendant le pont des Andelys en juin 1940 et un voyages aux Etats-Unis pour chercher des médicaments pour les enfants de France, elle entre en résistance sous le nom de « Valentine agent 1410 » et signe Louise Vallon ses articles dans La Nouvelle République, le journal clandestin du réseau Patriam Recuperare.


La Grand-Mère de l’Europe

Après guerre, elle multiplie jusqu’à un âge avancé les reportages autour du monde, les récits de voyage et les films, accompagnée, de l’Alaska au Cachemire, par un jeune opérateur, Georges Bourdelon, fasciné par sa « puissance d’exécution ». C’est à l’Elysée, devant le général de Gaulle, qu’elle projette chacun des films qu’elle ramène de ses expéditions au long cours sur les cinq continents – jusqu’au bout du grand âge qui s’avance... En 1965, à soixante-douze ans, elle envisage même l’éventualité de se présenter à l’élection présidentielle…
Louise Weiss est à l’origine de la création d’un institut de polémologie à la faculté des sciences humaines de Strasbourg et de l’Institut des Sciences de la Paix qui, grâce à la Fondation qui porte son nom, décerne un prix destiné à récompenser les auteurs ou les institutions ayant contribué à l’avancement des sciences de la Paix et à l’amélioration des relations humaines. Au nombre des lauréats figurent le chancelier Helmut Schmidt (1977), qui la baptisa « la grand-mère de l’Europe », et le président Anouar el Sadate (1980).
Le 17 juillet 1979, la pionnière de l’idée européenne devient la doyenne du Parlement européen élu au suffrage universel dont elle prononce le discours inaugural. Présidente d’un jour, elle dit sa joie de voir une « vocation de jeunesse miraculeusement accomplie » et sa foi en « la raison humaine »... 
L’ouvreuse de mondes s’éteint chez elle le 26 mai 1983, en « Grand-Mère de l’Europe », après avoir concilié ses combats personnels avec les grands enjeux planétaires – et vu se réaliser un peu de son grand rêve européen de réconciliation des peuples qu’elle a su incarner en principe d’humanité et de lucidité agissante..
Depuis, les Européens se redécouvrent un besoin de frontières. Serait-ce pour transcender celles qui séparent les gagnants et les perdants d’une « mondialisation » non maîtrisée et d’une guerre économique totale que l’humanité s’est livrée à elle-même ?

Michel Loetscher est l’auteur notamment de Louise Weiss, une Alsacienne au cœur de l’Europe (éditions Place Stanislas).

Notes


1) Les citations de cet article proviennent des six tomes de ses Mémoires d’une Européenne (Payot et Albin Michel).


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