mardi 23 mars 2010

Jacques Duboin et le droit à la vie


Le banquier et industriel Jacques Duboin (1878-1976), ancien député et ministre d’Aristide Briand, avait fondé le Mouvement Français pour l’Abondance et jeté les bases d’une nouvelle économie de distribution où la monnaie n’aurait plus qu’une seule fonction : mettre l’avoir au service de l’être.


Jacques Duboin, né le 17 septembre 1878 à Saint-Julien-en-Genevois, s’inscrit dans une longue lignée de juristes.
Après son droit (Lyon et Paris), il  est brièvement attaché commercial au Consulat de France à New York et… tente l’aventure au Canada où il crée la Société foncière du Manitoba. 
Quand la Grande Guerre éclate, il rentre au pays et monte au front comme simple soldat. Il finit la guerre, avec le grade de capitaine, au Grand Quartier Général à Chantilly et aux côtés du général Estienne, le « père des chars ».
Lors de la Conférence de la Paix qui s’ouvre à Paris en janvier 1919 et aboutit à la signature du Traité de Versailles (28 juin 1919), il est le secrétaire du président du Conseil Georges Clémenceau (1841-1929). 

La tentation de la politique

Cette année-là, Jacques Duboin est élu conseiller général puis député de Haute Savoie dans la « Chambre bleu horizon ». Le 14 mars 1922, il propose à la Chambre des députés la relève du fantassin par les chars : « Une armée moderne, c’est une armée qui se reconnaît à l’odorat : elle sent le pétrole et pas le crottin » (1)... Dix ans plus tard, ses propositions sont reprises par  le colonel de Gaulle dans Une armée de métier.
L’homme politique prolonge aussi ses idées dans Réflexions d’un Français moyen (Payot, 1923, préfacé par Henry de Jouvenel). Il y explique que billets de banque (la France en avait émis 35 milliards) et autres signes monétaires n’ont que l’apparence de la richesse puisque la valeur du franc est élastique : mesure-t-on des longueurs avec un mètre élastique ? Ce premier ouvrage lui vaut d’être appelé par Aristide Briand (1862-1932), qui forme alors son dixième ministère, au poste de Sous-Secrétaire d’Etat au Trésor, aux côtés du ministre des Finances Joseph Caillaux (1863-1944).
Mais, au cours de la panique financière de juillet, le gouvernement est renversé. Battu aux élections législatives de 1928, Jacques Duboin décide de se consacrer à un chantier immense : l’éducation économique de ses concitoyens. 

Le fond de la bêtise humaine…

Depuis Nous faisons fausse route (Editions nouvelles, 1931) et Ce qu’on appelle la crise (Fustier, 1934) qui reprend l’ensemble de ses articles parus dans le journal L’Œuvre, il dénonce l’imposture de ces « experts » qui condamnent l’humanité à la « rareté » : « Les pauvres leur sont nécessaires (…) sans quoi il n’y aurait ni prix de revient, ni marché, ni loi de l’offre et de la demande, ni intérêt de l’argent, ni rente ni profits »…
Dans La grande révolution qui vient (Les Editions nouvelles, 1934), il fait l’implacable pédagogie du pire – c’est-à-dire de cette « raréfaction intentionnelle des choses utiles qui conduit à la misère universelle » : « Au cours de tous les siècles où l’homme, réduit à ses seules forces, ne pouvait produire qu’en quantité très limitée les objets nécessaires à son existence, on n’éprouva que des crises de disette, et les accaparateurs de grains réalisèrent de grands profits. Dès l’avènement de l’énergie, la rareté diminuant et l’abondance commençant à s’installer dans le monde, on vit ce spectacle singulier : c’est que les hommes, au lieu de lutter contre la rareté des choses utiles, comme ils l’avaient fait 60 siècles durant, commencèrent à s’organiser pour lutter contre l’abondance, car celle-ci tue leurs profits (…) Créer des richesses dont les hommes ont besoin et les détruire ensuite, c’est toucher le fond de la bêtise humaine »…
Ainsi, les productions agricoles excédentaires sont l’objet de destructions massives « non pas parce que personne n’en a besoin, bien au contraire, car la misère s’étend, mais parce qu’elles ne trouvent pas de clients solvables : plutôt que d’en baisser les prix, on préfère détruire pour rendre plus rares les produits mis en vente, ce qui permet d’en maintenir les cours ».  
Jacques Duboin imagine Kou l’ahuri (Fustier, 1935), un personnage venu visiter la France pour comprendre les causes de la crise et… ahuri de trouver tant de misère dans un pays si riche… En réaction à la politique délibérée de destruction de richesses avec l’argent des contribuables, Jacques Duboin crée en 1935 l’association Le Mouvement français pour l’Abondance ainsi qu’une revue, La Grande Relève des hommes par la science.
Durant l’Occupation, Jacques Duboin, déjà sexagénaire, résiste : son frère Léon, haut responsable du Conseil national de la Résistance à Toulon,  est tué par les Allemands.

La richesse du monde…

Après la Libération, Jacques Duboin reprend son combat, avec Rareté et abondance (1945) : « Le libéralisme économique est incapable de répartir l’abondance : ce qui choque le plus, avec la puissance extraordinaire de la production moderne, c’est de constater que les pauvres existent encore et que leur nombre va toujours grandissant (…) Pourquoi la production est-elle automatiquement freinée, au moment où elle pourrait assurer le bien-être de tous ? (…) Cette lutte séculaire contre une abondance relative mais déjà suffisante pour compromettre les profits nous oblige à conclure  qu’en régime libéral, les producteurs ne se sentent jamais libres de produire tout ce qu’ils veulent, ni tout ce que leurs moyens de production leur permettrait d’apporter sur le marché. L’écoulement des marchandises à un prix bénéficiaire se heurte à des difficultés croissantes, car s’il était possible de vendre tout ce qu’on peut produire, on n’eut jamais parlé de crise en aucun pays et à aucune époque ».
Inlassablement, durant les Trente Glorieuses, il explique l’économie distributive et rappelle ce droit élémentaire : « L’homme possède le droit à la vie (…) et doit avoir sa part dans les richesses du monde (…) Il est l’héritier d’un immense patrimoine culturel, œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une foule de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l’amélioration de la condition humaine. Il est l’usufruitier de ce patrimoine et sa part d’usufruit ne peut se concevoir que sous forme d’un pouvoir d’achat, donc de monnaie permettant à chacun de choisir librement ce qu’il lui plaît d’acheter (…) Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté de l’homme, car la plus essentielle est celle de l’esprit : or, n’a l’esprit libre que celui dont l’existence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter par des droits économiques, concrétisés par un « revenu social » dont chacun bénéficiera du berceau au tombeau (…) L’économie distributive supprime définitivement la misère qui dégrade l’homme : n’est-ce pas une  honte de la maintenir quand tout existe pour la supprimer ? »
Il s’éteint, presque centenaire, en pleine « société libérale avancée ». Depuis,  la cupidité n’a pas fini de prospérer et la misère de s’étendre : l’une et l’autre ne connaissent pas la crise. 

Michel Loetscher
(à suivre)

Notes 

1) Discours publié au Journal Officiel n° 30 du 15 mars 1922
Lire  Jacques Duboin, le dernier des utopistes  de Bernard Kapp (supplément Economie du Monde du 22 juin 1999) 
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